Chapitre 4

L’aube passa ses doigts gris par la lucarne de la cabine, pour secouer Ki qui reposait dans le refuge familier des couvertures de Sven. Dehors, les sons du petit matin et les infimes brumes de froid s’infiltraient par les interstices sous la fenêtre. Dedans, la semi-obscurité et la chaleur corporelle ménageaient un confort immense. Ki entendait ses pas qui allaient et venaient, agitant les braises du feu de la nuit dernière. À présent, il devait être en train de mettre la bouilloire sur le feu. Il y eut un tintement de tasses entrechoquées, puis le craquement et la secousse de la roulotte qui venait d’être chargée du poids d’un homme. Il devait se déplacer silencieusement pour ne pas réveiller les enfants. Il farfouilla maladroitement au niveau de la porte. Elle s’ouvrit puis resta bloquée par le crochet que Ki avait placé la nuit dernière.

Ki fut arrachée de ses fantasmes et réveillée d’un coup. Elle roula par-dessus le bord du lit et atterrit sur ses pieds. Elle aperçut ses doigts dans l’ouverture de la porte, donnant de petits coups, tentant de l’ouvrir sans bruit.

— Je suis réveillée, annonça-t-elle sereinement, sans peur, pour le prévenir.

Il y eut un moment de silence immobile de l’autre côté de la porte. Puis elle entendit Vandien descendre, d’un saut léger, de la roulotte. Ki replia en toute hâte ses couvertures et enfila ses bottes. Elle referma la porte, défit le crochet, et la rouvrit. Quand elle sortit sur le banc, elle faillit renverser une tasse de thé fumante qui était posée là. Le froid glacé du matin vint fouetter Ki au visage. Vandien ne parvenait pas à persuader Sigurd de se laisser harnacher. Le cheval gris montrait largement ses dents en signe de défiance et repliait ses oreilles en arrière.

— Que veux-tu donc, voyageur ? l’interrogea Ki en descendant de la roulotte.

Le ton de sa voix figea Vandien. Quand il se tourna lentement vers elle, ses paupières lui tombaient sur les yeux et ses lèvres ne souriaient aucunement.

Un départ aux premières heures, comme promis. J’ai déjà traversé ce col auparavant, par un temps plus clément. Je peux te dire qu’avec ce temps, nous aurons besoin de la moindre once de lumière du jour pour le voyage, si nous voulons atteindre un endroit sûr pour nous arrêter cette nuit. Les Sœurs ne laissent passer personne facilement. Plus nous prendrons de temps, plus nous serons dans leur ombre. Maintenant, je vais te poser une question. Pourquoi m’interpelles-tu d’une voix si suspicieuse ?

La tête de Ki était penchée sur le côté et elle arborait un mince sourire.

— Suspicieuse ? Venant de la part de quelqu’un qui voulait ne voler qu’un seul de mes chevaux... Je déteste être réveillée par quelqu’un qui tente de pénétrer dans ma roulotte.

— Je t’apportais une tasse de thé chaud. C’est tout.

La voix de Vandien était redevenue douce et très basse. Ses bras pendaient sur ses côtés. Tout dans son attitude indiquait l’innocence outragée. Ki ne se laisserait pas berner si facilement.

— Qu’est-ce qui a bien pu susciter dans ton cœur une telle sollicitude à mon égard ? demanda-t-elle d’un ton acerbe.

Ki dut pivoter pour garder les yeux sur Vandien pendant qu’il passait à côté d’elle à vive allure. Il s’arrêta brusquement et lui lança l’édredon en peaux de daim laineux, soigneusement plié. Il percuta durement la poitrine de Ki quand elle l’attrapa. Il ne l’avait pas jeté doucement.

— J’ai bien du mal à imaginer ce qui a pu provoquer chez moi la résurgence de comportements civilisés.

Il alla jusqu’au feu et commença à le disperser à coup de pied, avec plus d’énergie que nécessaire. Ki inspecta les alentours. Il avait déjà rangé la plupart de ses affaires, au mauvais endroit. Elle tenait toujours l’édredon en peaux de daim laineux contre sa poitrine. Lentement, elle le ramena dans la roulotte et le rangea sur le lit surélevé. Lorsqu’elle sortit de la cabine, elle regarda de nouveau la tasse de thé sur le banc. Elle s’assit sur le siège et but pensivement le thé à petites gorgées. Il était déjà tiède dans l’air glacial. Elle garda les yeux plongés dans la tasse tout en parlant.

— Tu ne voulais pas manger quelque chose ?

Vandien arrêta de piétiner les cendres.

— Je n’y avais pas pensé, convint-il, d’un ton un peu raide. Je me suis habitué à manger de façon plutôt irrégulière, ces derniers temps.

Il leva les yeux vers le ciel.

— Le soleil est déjà en train de monter.

— Nous mangerons en route, alors, conclut sèchement Ki.

Elle descendit du banc d’un bond, et alla ranger sa tasse.

Elle appela l’attelage avec de petites stridulations. Sigmund et Sigurd levèrent la tête. Sigurd souffla en signe de dégoût, mais ils vinrent tous les deux prendre leur place d’un pas pesant. Ki se déplaça entre eux avec assurance, attachant les lanières, qui s’étaient durcies dans le froid, réchauffant les parties gelées entre ses paumes avant de les installer. Vandien se tint à l’écart et observa. Le seul geste qu’il fit pour venir l’aider fut accueilli par un coup de sabot préventif de Sigurd sur le sol.

Ki se hissa sur la roulotte et prit les rênes. Il y eut un moment de malaise : Vandien se tenait sur le sol gelé près de la roulotte, la tête levée vers elle. Ki baissa le regard pour le plonger dans ses yeux marron. Ses cheveux bouclés tombaient sur son front et s’agitaient imperceptiblement dans le vent glacé. En plein jour, c’était un homme maigre et mince, à peine plus grand que Ki. Il ne ressemblait pas à ce dont elle se souvenait. Avec le temps, elle pourrait même en venir à apprécier ses manières sarcastiques et son attitude simple, sans prétention aucune. Mais elle n’avait pas du tout envie de prendre le temps nécessaire. Elle lui ferait passer le col, comme elle l’avait promis la nuit dernière. Mais rien de plus. Elle en avait plus que marre de voir d’autres gens s’immiscer dans sa vie quotidienne. Jamais plus elle ne laisserait qui que ce soit dépendre d’elle de quelque façon. Si la connaissance qu’il avait du col pouvait l’aider à le franchir, elle considérait que c’était une transaction honnête.

Lentement, Ki se déplaça sur la large planche du banc. Elle lui fit signe de monter. Il était à peine installé qu’elle relâcha le frein et agita les rênes. Les roues en bois firent un sursaut en sortant de leur emplacement gelé. Les craquements et les cahots de la roulotte commencèrent.

Ki ouvrit la porte de la cabine, derrière eux.

— Il y a à manger dans le placard sous la fenêtre. Des pommes, du fromage, et, je pense, un morceau de poisson saur.

Il alla les chercher, ne touchant rien dans la cabine si ce n’est le placard qu’elle avait indiqué. Il sortit de la cabine et posa la nourriture sur le banc, entre eux. Ki attendit, guidant l’attelage, puis elle lui lança un regard impatient.

— Je n’ai pas de couteau, lui rappela-t-il.

Les roues continuaient à faire des craquements, et la roulotte se balançait. Ki garda les yeux sur la piste tout en sortant le petit couteau de sa ceinture et elle lui tendit. Un moment plus tard, elle mangeait un bout de fromage sur une tranche de poisson séché. Ils mâchèrent lentement. Les pommes ratatinées ne parvinrent pas à éliminer complètement le sel du poisson dans leur bouche. Ki se pencha en arrière, attrapa l’outre de vin, but et la passa à Vandien. Il la prit, but brièvement comme elle et la lui rendit. Ki la raccrocha et ferma la porte de la cabine. Vandien s’y adossa, étendant ses jambes bottées devant lui.

— J’avais presque oublié à quel point c’était agréable de voyager en chariot plutôt qu’à pied. Je vais détester le moment où l’on arrivera à la neige épaisse. Tu sauras alors, comme moi, qu’elle rend le chemin infranchissable pour une roulotte. C’est à ce moment que tu décideras de faire demi-tour.

— Je passerai, affirma Ki sereinement. Et la roulotte passera sous mes pieds.

Vandien eut un petit grognement qui était peut-être amusé. Ki ne daigna pas répondre.

La piste s’élevait en altitude, tournant pour éviter les bosquets d’épicéas et les aulnes dénudés qui poussaient à l’abri d’éminences rocheuses. Là où les monticules de pierre nue s’élevaient très haut, la piste les contournait. Souvent, elle avait l’air de passer du côté le plus éloigné de chaque tertre au lieu de monter droit vers le col. Ki se demanda qui avait pu tracer une piste aussi tortueuse pour franchir les montagnes. La pente était plus douce pour l’attelage qui tirait la roulotte, effectivement, mais parfois les détours du chemin ne lui paraissaient répondre à aucune logique. Ki avait franchi des cols qui suivaient le lit d’une rivière, ou cherchaient l’endroit le moins haut de la crête du massif montagneux pour traverser. Cette piste paraissait ne rien faire d’autre que se faufiler furtivement sur la paroi de la montagne. Parfois, le chemin semblait disparaître complètement et l’attelage tirait la roulotte sur des pierres plates couvertes de lichen et sur des étendues de mousse. Ki aperçut peu de traces d’animaux, si ce n’est, ça et là, une troupe de mantes des lichens. On ne pouvait les distinguer du lichen gris-vert qu’elles mangeaient que grâce à leur drôle d’agitation quand elles s’éloignaient en toute hâte de la piste du chariot. Par endroits, elles couvraient le sol, dissimulant la route.

Une fois, Ki pensa qu’elle avait complètement perdu la piste. Mais juste à ce moment, Vandien leva une main maigre et désigna du doigt un point entre un bosquet d’arbres et un monticule de pierre grise.

— Voilà les Sœurs ! C’est la première fois que tu peux les voir.

Ki suivit des yeux la direction qu’il indiquait. Elle s’était attendue à ce que les Sœurs soient les deux plus hautes montagnes de la chaîne, ou au moins les deux entre lesquelles ils devraient passer. Mais ce n’était pas le cas. De la neige immaculée brillait sur la paroi de la montagne. Leur piste serpentait visiblement sur toute sa longueur. Ils auraient le vide d’un côté de la roulotte et un mur de pierre à-pic de l’autre. Là où la montagne était la plus abrupte et où l’à pic de l’autre côté était le plus extrême, là se dressaient les Sœurs. Ki comprenait désormais l’enseigne de l’auberge.

Les Sœurs étaient une étrange formation rocheuse en pierre noire, saillant de la paroi lisse et plane de roche grise du reste de la montagne. Elles luisaient, polies et sombres, exemptes de toute trace de neige. Elles ressemblaient à la silhouette stylisée et symétrique de deux Humaines aux cheveux longs. Les visages étaient patriciens, avec un profil royal, et le nez et les lèvres des deux figures se touchaient légèrement : c’étaient des sœurs se souhaitant la bienvenue.

— Est-ce que tu les as vues ?! s’exclama Vandien quand un autre bosquet les dissimula aux yeux de Ki.

Ki acquiesça, étrangement émue par la vue. Vandien semblait comprendre l’élan d’émotion en elle.

— Le dévouement. Pour moi, elles semblent toujours louer un amour altruiste. C’est le seul endroit de la piste qui offre d’elles une vision complète. De près, elles perdent toute ressemblance et ne deviennent que deux éminences en pierre noire. Mais d’ici, c’est un panorama qui ferait pleurer un ménestrel. La première fois que je les ai vues, j’ai désiré être un artiste, pour figer leur essence. Puis je me suis rendu compte qu’elles étaient déjà figées, pour toujours, dans la meilleure forme possible. Aucun simple humain ne pourrait faire mieux que ça !

Ses yeux noirs pétillaient et luisaient d’un plaisir intense. Il se lança en arrière pour s’adosser de nouveau à la porte de la cabine. Ki ne trouva aucun mot à ajouter à ce qu’il venait de dire. Mais elle avait perçu l’esprit de son admiration pour les Sœurs. Il semblait satisfait qu’elle l’ait partagé avec lui.

En milieu de matinée, ils voyageaient au milieu d’une neige peu épaisse. Elle allait d’une couche humide que les sabots des chevaux retournaient et changeaient en boue, à une couche plus profonde qui faisait coller et glisser les roues de la roulotte. L’attelage luttait pour avancer et la sueur perlait sur leur robe gris pommelé alors que de la vapeur s’élevait autour d’eux. Leur progression ralentit. Il n’y avait plus de piste tortueuse devant eux. La neige la recouvrait uniformément. Aucune empreinte de pas encourageante ni aucune trace de chariot n’indiquaient le chemin. Quand Ki arrêta l’attelage un moment, à midi, Vandien haussa les épaules d’un air entendu et la regarda du coin de l’œil. Elle l’ignora. Descendant de la roulotte, elle s’avança vers l’attelage en se dandinant dans la neige qui lui montait jusqu’au mollet. Elle sécha leur robe en la caressant fermement avec un morceau de peau de mouton. Le patient Sigmund la remercia en fourrant son museau contre elle, mais Sigurd se contenta de rouler péniblement des yeux.

— C’est l’heure de faire demi-tour ? demanda Vandien d’un ton détaché quand elle revint s’asseoir sur le banc.

— Non. En montant, la neige sera plus sèche. Ces maudites roues arrêteront de glisser. Les chevaux n’auront pas autant d’efforts à fournir. Encore que, ajouta-elle avec une soudaine franchise, je doive admettre que nous n’allons pas aussi vite que je l’espérais. Je n’ai peut-être pas estimé correctement le temps qu’il nous faudrait. La piste serpente beaucoup.

— La poudreuse ne sera pas aussi humide, mais elle sera plus profonde, commenta amèrement Vandien. Et, passé la limite des arbres, tu découvriras que la neige est plus profonde que tu ne l’avais prévu. La terre et les buissons laissent place à la pierre et au lichen, là-bas. Rien ne pousse qui puisse arrêter les congères. Mais continuons. Nous avons intérêt à profiter autant que possible du confort du voyage avant d’abandonner la roulotte.

Ki lui lança un regard noir. Puis elle détacha la porte de la cabine et l’ouvrit. Quand elle sortit, elle tendit à Vandien plusieurs morceaux de viande fumée. Elle s’installa une fois de plus à côté de lui et prit les rênes. D’une secousse, elle fit partir l’attelage. Les morceaux de viande durs et tordus occupèrent leur bouche et empêchèrent Vandien de parler davantage.

La piste accidentée s’évanouissait derrière eux alors qu’ils gravissaient la montagne. Les grands arbres entre lesquels ils avaient voyagé pendant la matinée se firent plus petits au fur et à mesure que le jour avançait. L’air se fit plus froid, donnant à la peau du visage de Ki une étrange sensation de raideur. Elle lâcha la bride à l’attelage, et fit non de la tête à Vandien quand il voulut prendre les rênes à sa place. Elle retourna dans la cabine et revint rapidement, portant un lourd manteau de laine et des gants en fourrure. Elle resserra l’épaisse capuche autour de son visage quand elle s’assit. De dessous un bras, elle sortit un gros châle en laine de mouton grise vierge. Vandien l’enroula autour de lui avec gratitude, mais sans commentaire. Ses propres vêtements étaient usés et élimés par son séjour dans les collines. Bien qu’il ne se fût pas plaint, Ki avait remarqué ses tremblements. Elle se demanda quel petit diable la poussait à vouloir qu’il admette qu’il avait froid. Bien malgré elle, elle admirait la façon dont il se retenait. Pour Ki, cela facilitait le geste d’offrir. Déjà qu’il avait des yeux de chien battu, pas la peine qu’il vienne en plus lui lécher les bottes comme un petit chien.

De la forêt, il ne restait plus à présent que des épicéas rachitiques et tordus. Les sommets de buissons rabougris pointaient désespérément de la neige et aidaient Ki à voir, par leur absence, où la piste était censée passer. Au-dessus d’eux, les montagnes brillaient d’un éclat blanc sur la roulotte aux couleurs vives et les chevaux gris qui s’épuisaient. Ki chercha en vain à apercevoir une nouvelle fois les Sœurs. La piste tortueuse avait placé un autre tertre entre la roulotte et son objectif. Les yeux de Ki pleuraient à cause de la luminosité. Quand elle pencha la tête pour reposer ses yeux, le froid gela les larmes et lui durcit les cils. Elle passa sa main gantée dessus et secoua légèrement les rênes.

À un moment, contre le ciel bleu clair, elle aperçut un point qui piquait et qui devait être un aigle dans le lointain. Elle leva un gant de fourrure pour indiquer la direction.

— Je ne pensais pas qu’ils venaient chasser à cette altitude, commenta-t-elle.

— On dirait que c’est un banni, proposa Vandien en haussant les épaules. Il a déjà été aperçu avant, par d’autres gens passant par ici. Ils disent qu’il chasse dans le col et les hauteurs. La lune seule sait ce qu’il trouve à chasser. Pauvre bougre. Je crois qu’il n’a jamais chaud.

Les chevaux tiraient leur fardeau avec peine mais d’un pas ferme. La neige se faisait plus épaisse autour des roues, mais celles-ci continuaient à tourner et les hongres à tirer. Hormis une rare bourrasque venant soupirer, les craquements de la roulotte et le souffle des chevaux étaient les seuls sons et les seuls mouvements sur la piste. Ki ne vit aucun signe de faune. Elle eut pitié de l’aigle solitaire. Elle agita ses orteils dans ses bottes de conducteur. Un fourmillement de chaleur revint les éveiller. Ses lèvres étaient sèches, mais elle savait que si elle les léchait, elles gerceraient et saigneraient. Vandien fit un geste en direction de la piste devant eux.

— Nous en avons pour un bon moment, en perspective, pour faire traverser ça à ta précieuse roulotte.

« Ça » était un ruban argenté qui leur coupait la route. Le blanc à peine bleuté de la neige était rompu par son scintillement. Il descendait d’une faille rocheuse, venant leur couper le passage avant de partir serpenter jusqu’à disparaître derrière un relief. Ki se redressa sur le banc, plissant les yeux pour voir ce que c’était. Cela ressemblait à un long chemin d’argent qui croisait leur piste. Elle s’assit, le front plissé et la bouche tendue par la perplexité.

— Une trace de serpent-neige, répondit Vandien à la question qu’elle n’avait pas posée. Tu en as certainement déjà vu avant.

— J’en ai entendu parler, concéda Ki. Mais surtout autour des feux romni, la nuit, quand on peut oublier la moitié de ce qu’on entend. Je les avais pris pour une fable, ou une rareté exceptionnelle. À quoi cela ressemblera quand nous arriverons dessus ?

— À un mur de glace nous coupant la route. Ces traces sont sans doute rares ailleurs, mais elles sont relativement communes dans le col des Sœurs. Celle-ci a été faite par un petit serpent, d’après ce que je peux voir. Les grands descendent rarement aussi bas. Parfois, ils se déplacent au-dessus de la neige, en rampant. Parfois ils se déplacent dessous, en se tortillant comme des vers de terre. La friction de leur long corps fait fondre la neige, creusant une rigole, s’ils se déplaçaient en surface ou une crête s’ils se déplacent en profondeur. La neige garde l’humidité de leur passage et, le plus souvent, se transforme en glace. Un grand serpent peut laisser une trace aussi large que la longueur de cette roulotte. Mais celle-ci ne paraît pas aussi grande. Nous allons voir.

Le craquement de la roulotte reprit quand leurs voix s’arrêtèrent. Sigurd hennit une fois et Sigmund lui répondit. Ils avaient senti l’odeur de la trace du serpent. Bien qu’elle ne fût plus fraîche, elle les dérangeait quand même. Ils secouèrent leur tête et leur cou épais, faisant voleter leur longue crinière. Ki fit fouetter les rênes d’un coup ferme sur leurs larges dos gris.

Quand ils atteignirent la trace du serpent, ils découvrirent qu’elle n’était large que d’une enjambée. L’attelage s’arrêta sur l’ordre de Ki. Leurs naseaux grands ouverts soufflaient et leur grosse tête s’agitait, mal à l’aise. Ki et Vandien bondirent au sol d’un saut léger et s’avancèrent pour inspecter. Ki se déplaçait dans la neige comme sur des œufs, avec un dégoût félin pour le froid et l’humidité. Mais Vandien avançait comme quelqu’un pour qui sa caresse glaciale était familière et qui, même s’il ne la savourait pas, ne la méprisait pas non plus.

La trace, comme Vandien l’avait décrit, était une petite excroissance de glace solidifiée qui traversait la neige lisse devant eux. Elle ne pouvait pas être contournée. Essayer de faire passer la roulotte par-dessus reviendrait à soulever l’attelage et la roulotte au-dessus d’un rondin de taille équivalente. Ki donna un coup de pied dans le muret de glace et un éclat s’en arracha.

— Ce n’est pas aussi mauvais que ça pourrait l’être, fit remarquer Vandien. Nous pourrons franchir celui-ci. La roulotte nous amènera plus loin que je ne l’avais prévu.

— Elle nous amènera de l’autre côté de ces montagnes, affirma calmement Ki.

Elle revint tant bien que mal à la roulotte. Vandien resta près de la traînée de glace, soufflant dans ses mains et tentant en vain d’empêcher le châle de glisser de sa nuque. Ki revint avec la hache à couper le bois. Elle brisa des morceaux de la trace de serpent. Vandien les jetait d’un côté de la route. Des éclats étaient projetés dans les airs à chaque fois que la hache entaillait la glace, et ils venaient parfois frapper le visage ou percuter leurs corps en brillant. Les oreilles de Vandien formaient deux taches écarlates au milieu de ses cheveux noirs. Ses mains, d’abord rouges, devinrent rapidement presque blanches de froid. Ki se retrouva rapidement en nage sous son manteau, mais elle connaissait les dangers qu’elle encourait en le détachant pour se rafraîchir. Ils travaillaient tous les deux rapidement, sans interruption, mais Ki jurait encore dans sa barbe à cause du temps perdu. Le soleil commençait déjà à décliner dans le ciel hivernal. Déjà, les plus hauts pics de la chaîne montagneuse jetaient des ombres sur la roulotte incongrûment joyeuse au milieu de la neige. Le froid glacé de la nuit tomberait bientôt. Vandien eut un petit sourire en entendant Ki jurer. Il ne fit aucun commentaire.

Quand la voie fut enfin dégagée, Ki découvrit qu’elle tremblait d’épuisement. Le froid avait sapé son énergie bien plus qu’elle ne l’avait réalisé. Cela lui sembla une bien lourde tâche de balayer le givre du museau des chevaux, et une épreuve insurmontable que de ramener la hache à son emplacement habituel. Elle escalada la roulotte, s’assit lourdement sur le banc. Vandien était déjà là, l’attendant. Ils époussetèrent la neige de leurs hauts-de-chausses avant qu’elle ne puisse fondre et les congeler un peu plus encore. Ki prit les rênes. Après un craquement et un sursaut, la roulotte se mit en branle à travers le fossé qu’ils avaient creusé.

Les têtes des hongres gris penchaient vers le sol pendant qu’ils lançaient énergiquement leur poids sur la piste. La roulotte avançait plus lentement qu’avant. Le vent, ici, était libre de sculpter la neige en congères irrégulières. L’attelage les affronta avec ténacité, déjà épuisé par les épreuves de la journée. La sueur sécha sur le corps de Ki. Elle commença à trembler malgré son manteau en laine. Elle se mordit la lèvre inférieure, puis essuya rapidement l’humidité avec son gant. Elle lança un regard vers Vandien. Il avait coincé ses mains engourdies entre ses cuisses, dans l’espoir de les réchauffer. Ses yeux fatigués étaient fixés avec un air sombre sur la piste devant eux. Pour autant que Ki pût en juger, la piste continuait inlassablement à s’enfoncer dans une neige de plus en plus épaisse.

— Où. bon sang ? ! lâcha soudain Ki. Où est l’abri que tu espérais que nous atteindrions avant la nuit ? Tu disais que tu connaissais un refuge, quand tu m’as incitée à partir aux premières heures du matin. Donne-moi au moins un but à atteindre. J’ai besoin d’un point de repère pour évaluer notre progression.

Le visage de Vandien était trop frigorifié pour l’autoriser à sourire. Il se contenta de le laisser apparaître dans ses yeux noirs. Il leva une main pâle, exsangue à cause du froid.

— Est-ce que tu vois cette ligne, une sorte de zone sombre comme une faille dans cette crête ? Il y a un petit canyon étroit, aux parois abruptes, à cet endroit, comme si il y a longtemps, un dieu avait fendu la montagne en ce point. Dans le canyon même, il y aura moins de neige et à l’intérieur, il n’y a pas vraiment une grotte, mais un creux dans la paroi. Entre ce creux et la roulotte, des gens et des chevaux peuvent s’abriter pour une nuit et ne pas s’en sortir trop mal. On l’a déjà utilisé pour cela. Il y a même une réserve de bois sur place, à condition de savoir où la chercher.

Ki plissa les lèvres, vexée. Dans la hâte du matin, elle avait oublié de prendre du bois pour le feu. Sans aucun doute, Vandien devait avoir l’impression de voyager avec une vraie imbécile. Oubliant le bois pour le feu, ne connaissant pas la piste, et même inconsciente des créatures qu’elle risquait de rencontrer. Elle se sentait confuse, mais si elle prenait la parole pour se défendre, elle paraîtrait encore plus stupide. Elle suivit sans rien dire la direction indiquée par son doigt.

Toute la journée, ils avaient cheminé dans les jupes plissées et froissées de la montagne. Ki distingua la zone sombre qu’il avait montré. C’était encore loin, à l’écart de la piste principale, mais ils y parviendraient. Elle leva les yeux vers les sommets des montagnes qui s’élevaient devant eux, juste à temps pour voir le soleil se glisser derrière. Ki n’avait pas prévu qu’avec la hauteur des bras tendus de la chaîne de montagne, ses heures de jour se verraient raccourcies. L’argent des sommets se noircit peu à peu et les ombres s’étendirent sur la roulotte comme des mains avides. Les couleurs disparurent du paysage : ils avançaient maintenant dans un monde gris.

Ki poussa un juron puis prit une décision. Elle enroula grossièrement les rênes autour du levier de frein pour qu’ils ne partent pas traîner au sol. Puis elle sauta à côté de la roulotte dans la neige vierge et courut devant les animaux en plein effort. A leur rythme actuel, cela s’avéra plus qu’aisé. Elle se plaça devant Sigurd et commença à avancer, lui frayant un passage dans la neige. Cela ne serait qu’une aide infime, elle le savait, mais dans l’obscurité montante, chaque minute pourrait être utile. De plus, le mouvement la réchauffait et dissipait le tremblement qui s’était emparé d’elle depuis qu’ils avaient taillé un passage dans la trace du serpent-neige. Elle sursauta quand Vandien arriva soudain à côté d’elle, frayant le passage à Sigmund. Derrière eux, les têtes des chevaux se relevèrent d’un cran, encouragés à la fois par la compagnie et par la piste foulée.

— Est-ce que les gens de ton peuple ne parlent jamais avant d’agir ? demanda Vandien, d’un ton acerbe. Parfois, on se sent idiot en ta compagnie.

Ki releva les sourcils.

— Est-ce que les gens de ton peuple n’agissent jamais avant de parler ? répliqua-t-elle avec le même ton acide.

— Mais bien sûr. Quand nous venons voler des chevaux.

Ki lui lança un regard noir dans la pénombre. Son visage était imperturbable, mais ses yeux lui adressaient un rire. Vaincue, elle lui répondit d’un sourire. Il fit se craqueler sa lèvre inférieure gercée. Elle tamponna le sang avec le dos de son gant.

Un petit bruit de sifflement s’éleva derrière eux, crescendo puis mourant dans le lointain. Ki ramena sa capuche sur son visage.

Le vent se lève. Nous serons peut-être pris dedans avant d’attendre le refuge.

— Pas le vent, répondit Vandien calmement. Un serpent-neige. Un plus gros que celui qui a fait le mur d’aujourd’hui, si mes oreilles sont toujours capables d’en juger.

Ki accéléra l’allure. Sa logique lui disait qu’essayer de fuir une telle créature dans la neige profonde ne serait que pure folie. Quelle chance auraient-ils contre un animal dont le milieu naturel était la neige ? Son esprit fit un inventaire de ce qu’elle possédait, à la recherche d’une arme adéquate. Vandien avait allongé le pas pour la suivre. Il haleta à cause de l’effort et, agacé, lui lança un regard pour comprendre pourquoi Ki avait hâté le rythme. Les yeux de Ki croisèrent les siens. Elle lui renvoya un regard marqué par la peur.

Il rit doucement, sans méchanceté.

— Pas la peine de s’inquiéter, Ki. Le serpent s’est approché de nous, a senti notre odeur et s’est enfui. Ils ne s’intéressent pas à nous. Ils ne se nourrissent que de la neige même, prenant la nourriture avant de la régurgiter sur la terre en formant un mur de glace qui gêne les voyageurs. Certains disent qu’en été, ils creusent dans la terre même. Ils ne nous causeront pas plus de souci que de gros vers de terre n’inquiéteraient un jardinier. Leur seule menace est dans la trace qu’ils laissent derrière eux.

Ki lâcha un long soupir étranglé. Son allure ralentit. La colère perça dans sa voix.

— Tu aurais pu le mentionner quand nous étions en train de casser la trace, là-bas. Ou quand le sujet des serpents-neige s’est présenté. Cela m’aurait épargné beaucoup d’inquiétude.

— Et tu aurais pu demander. Cela ne t’aurait coûté qu’un peu de fierté. Vu la quantité que tu transportes, tu peux te permettre d’en perdre un peu. Tu n’as jamais franchi ce col avant, n’est-ce pas ?

Ki serra les dents, n’étant pas certaine de pouvoir maîtriser sa réponse. La soudaine bouffée de colère qu’elle ressentait envers ce petit arrogant la réchauffa. Elle reprit une allure plus vive. Vandien lui emboîta le pas, refusant de montrer combien cela lui était pénible.

— Des imbéciles. Par le Faucon, j’ai le malheur d’être entouré d’une bande d’imbéciles et de couards, dit Vandien sur un ton désinvolte. Les couards qui font demi-tour avec leur chariot et l’imbécile qui fonce avec sa roulotte. Tu ne sais donc rien, alors, des Sœurs et de leurs habitudes ?

— Ne prétends pas m’apprendre mon métier, pauvre diable. Je suis une vraie femme du voyage. Que peux-tu m’apprendre ? Il y a un chemin qui avance et je le suivrai. J’ai franchi des cols plus difficiles, qui feraient passer cette piste pour une lézarde dans le sillon d’un fermier. Mon attelage et moi les avons affrontés et passés. Nous vaincrons les Sœurs également.

Vandien marcha en silence dans les ténèbres qui s’épaississaient. Ki regarda vers lui, mais elle ne pouvait plus distinguer ses traits, hormis son nez droit. Il avait remonté le châle pour qu’il lui enveloppe le visage avant de retomber sur ses épaules.

— Personne ne « vainc » les Sœurs, déclara-t-il doucement. Nous pouvons les éviter, ou nous faire discrets. Mais nous ne les vaincrons pas. Il y a des histoires au sujet des Sœurs. La beauté n’est pas toujours bienveillante.

Il parlait calmement, mais contrôler ainsi sa voix était difficile.

— Mais de telles histoires doivent plutôt attendre d’être racontées autour d’un feu, avec un repas chaud devant soi.

— Et des couvertures pour nous couvrir la tête quand l’histoire fait trop peur, lança Ki, moqueuse.

Son ton l’énervait. Cet air de mystère lui rappelait un guide qui l’avait conduite, pour une pièce de monnaie, à travers les hauts temples de Kratane. Il lui avait raconté des histoires horribles de prêtresses qui s’accouplaient avec des serpents, et avait décrit les écailles de leur progéniture. Après coup, il avait essayé de lui vendre le doigt écailleux et momifié d’un de ces enfants. Ki avait été écœurée, comme elle l’était à présent. Pour qui ce Vandien la prenait-il, une imbécile ? Ce n’était guère surprenant. Comment Ki pouvait-elle se prétendre une vraie femme du voyage alors qu’elle se retrouvait dans un col inconnu en plein hiver neigeux sans une réserve de bois pour le feu ?

Ils continuèrent à avancer d’un pas lourd dans la neige. Elle s’amassait et collait aux grègues de Ki, et fondait sur ses cuisses. A un moment, un filet de neige fondue se fraya un passage dans sa botte, glissant comme un doigt glacé le long de sa jambe. En marchant, elle pliait et dépliait ses orteils. Ils s’engourdissaient, puis la relançaient d’une vive douleur quand elle les bougeait. Mais tant qu’ils la faisaient souffrir, ils étaient encore bien à elle. Elle respirait à travers un pli de sa capuche, essayant de ne pas inspirer l’air glacial directement dans ses poumons. Un petit rond givré s’était formé devant ses lèvres à cause de l’humidité de son souffle. C’était pour elle une source supplémentaire d’énervement. Alors que les dernières lueurs s’enfuyaient, le froid s’insinua de plus en plus profondément autour d’eux. C’était quelque chose de tangible, qui palpait leurs vêtements et se glissait partout où il trouvait une ouverture. Par le poignet, l’arrière du cou, le bas du dos... C’était comme si des index gelés venaient leur piquer les nerfs.

Vandien tourna net sur la gauche. Ki se maintint à son côté. Puis elle se rendit compte que, depuis quelque temps, elle avait seulement suivi son exemple, sans même essayer de distinguer la piste devant eux. Elle se sentit humiliée, mais ravala ce sentiment, sachant qu’elle n’aurait eu aucun moyen de prétendre que c’était sa faute à lui. Il connaissait vraiment ce col, il l’avait déjà prouvé. Et s’il leur trouvait de quoi s’abriter pour la nuit de ce froid monstrueux, alors il aurait gagné toute l’aide qu’elle pourrait lui offrir pour franchir le col.

Il faisait nuit noire, à présent. Sigurd indiquait son mécontentement en s’ébrouant bruyamment. Il était temps de s’arrêter pour la nuit. Personne ne pouvait savoir où il allait dans cette obscurité. Mais Vandien continuait à avancer d’un pas décidé et Ki l’imitait. Avec ses yeux fatigués et ses cils bordés de givre, elle distinguait à peine ce qui l’entourait. Progressivement, les murs d’un petit arroyo se rapprochèrent d’eux. La couche de neige se fit moins épaisse, comme s’ils sortaient d’un lac. Elle n’arrivait plus qu’au niveau de leurs chevilles quand Vandien s’arrêta brusquement.

— C’est ici. Tourne la roulotte de façon à ce qu’elle coupe le vent venant de l’entrée.

Ki hocha machinalement la tête et obéit. La fatigue coulait en elle, plus paresseusement encore que son propre sang gelé. Dans la nuit, elle arrêta l’attelage. Elle dut enlever ses gants pour défaire les harnais des chevaux trempés. Les boucles collaient à ses doigts nus. Vandien avait disparu. Ki ne pouvait pas prendre le temps de penser à lui. Elle devait s’occuper de ses chevaux. Malgré le froid et l’épuisement, elle frotta méticuleusement les hongres, séchant la sueur et l’humidité sur leur peau. Elle les protégea avec leurs couvertures. Un passage dans sa cabine, et elle compléta ces couvertures avec les deux siennes, usées. Cela lui posait un problème, mais ils avaient mérité cette chaleur supplémentaire.

Elle entendit la voix de Vandien qui marmonnait et le bruit de morceaux de bois gelés frappés les uns contre les autres.

Des étincelles jaillirent en gerbe dans l’obscurité. Les yeux chassieux de Ki fouillèrent cette zone pendant qu’elle versait une généreuse portion d’avoine à l’attelage. Elle entendit un juron étouffé venant du côté des étincelles, et, finalement, une petite lueur rougeoyante éclaira la silhouette protectrice des mains d’un homme. Ki rangea le sac de grain à l’arrière de la roulotte.

Les flammes du feu dansaient, à présent. Sa lumière éparse délimitait les nouvelles frontières du monde : le bord de la roulotte et le mur courbe de pierre et de glace qui se refermait autour. L’attelage oublia sa peur naturelle du feu et s’approcha de son infime chaleur. Ki s’approcha, elle aussi, plongeant son regard dans ses profondeurs vacillantes. Vandien mit une autre bûche couverte de gel à brûler. Elle crépita et se mit à fumer, puis elle prit feu. La résine commença à faire des bruits secs et des craquements. La chaleur soudaine alluma une douleur dans le masque gelé de la peau du visage de Ki. Elle étendit ses mains, les réchauffant sans enlever ses gants. La chaleur ne s’infiltra pas jusqu’à ses pieds. Ils restaient la partie la plus distante de son corps et ses orteils n’étaient plus que de petits bouts de glace au fond de ses bottes.

— Nous ne pouvons pas encore nous reposer. Si nous nous arrêtons de bouger maintenant, nous allons geler sur place avant de pouvoir repartir.

C’était la voix de Vandien, indiciblement exténuée et malheureuse. Ki secoua sa tête douloureuse. Il avait raison.

— Je sais. Pas la peine de me le rappeler. J’ai déjà été aussi frigorifiée et éreintée par le passé, et il est probable qu’il m’arrive de nouveau d’être aussi frigorifiée et éreintée, l’informa-t-elle.

Elle savait qu’elle se montrait injuste envers lui. Il y avait une bonne raison à cela, mais elle était trop fatiguée pour fouiller son esprit afin de trouver laquelle. Au moins, son irascibilité la réchauffait un peu. Vandien sembla comprendre son état d’esprit, car il ignora ses paroles. Sans répondre, il commença à ouvrir le coffre à vaisselle, sortit la bouilloire et la remplit de neige. Il la tenait entre ses paumes, maladroitement, comme s’il n’avait pas de doigts. La peau de son visage était jaune et tirée sur ses pommettes et son front. Du givre parsemait sa barbe.

Une fenêtre s’ouvrit dans l’esprit de Ki. Son cœur lui reprocha son manque de considération, la blâmant pour avoir fait passer l’intimité de son deuil avant la vie d’un homme. Elle se déplaça rapidement, sans s’autoriser de temps pour les souvenirs ou les regrets. Elle grimpa sur la roue avec des mouvements raides. La porte de la cabine coulissa difficilement dans ses rainures. Elle fouilla dans l’obscurité. Il y avait encore son odeur à lui, et le contact familier de vêtements lavés et recousus par ses propres mains un millier de fois. Elle étouffa ses souvenirs et ignora les murmures qui l’accusaient de trahison.

Vandien tassait de la neige dans la bouilloire, ne faisant pas plus attention à ses doigts que s’ils étaient des bouts de bois inanimés. Ses mains étaient blanches à la lumière du feu. Les veines apparaissaient en bleu, les tendons et les os ressortaient.

— Debout, lui ordonna Ki avec brusquerie.

Il se leva lentement en chancelant, dans un mouvement qui était peut-être simplement un signe de raideur et de fatigue, ou bien un geste de pure insolence. Peut-être les deux, pensa Ki. Elle secoua les plis du lourd manteau, dégagea le châle de ses épaules et plaça le manteau autour de lui. En toute hâte, elle enleva ses propres gants pour lacer et resserrer les attaches en cuir que les doigts raides de Vandien n’auraient jamais pu manier. Le manteau était désespérément trop grand. Quand elle tira rapidement la capuche sur sa tête, celle-ci lui retomba largement sur les yeux. Ki la plia autour de son visage tant bien que mal. Vandien restait étrangement docile sous ses mains. Elle sentit qu’il tremblait violemment et entendit qu’il claquait des dents. Les lourdes moufles étaient en peau de loup doublée de laine de mouton. Elle les enfila sur ses mains immobiles. Ils descendaient presque jusqu’à ses coudes.

— Quelque part dans la roulotte, il y a aussi son haut-de-chausses en peau de mouton, se souvint Ki à haute voix, alors qu’elle regardait le haut-de-chausses en cuir mince de Vandien.

— J’ai voyagé en me gelant toute la journée, alors que tu avais tout ça dans la roulotte ? souffla Vandien, d’une voix indignée et déconcertée.

Ki acquiesça lentement et leva son regard pour le plonger dans le sien. Les moufles, le manteau épais, et le visage pâle d’un étranger à l’intérieur. Des yeux noirs la scrutaient depuis la capuche de Sven, et des éclats de colère y luisaient. Elle fut saisie par l’horreur de la situation et s’en détourna. Elle tenta de se souvenir de quoi Sven avait l’air dans ces vêtements. Plus grand, bien sûr, mais quoi d’autre ? L’image vacillait dans son esprit, et refusait de venir.

Elle pivota, tournant le dos à Vandien pour faire face à la nuit et au froid. Mais Sven n’était pas là non plus. Elle s’accroupit, se recroquevillant pour se rendre petite et se couper du monde. Elle se pelotonna, fouillant dans son esprit à la recherche d’une image nette. Mais elles étaient toutes devenues floues avec le temps. Elle creusa dans ses émotions, cherchant de l’amour, du chagrin. Elle ne trouva que de la colère. Sven se serait souvenu de prendre du bois pour le feu. Sven se serait renseigné sur de possibles refuges avant de partir. Il aurait dû être là pour s’occuper de ces choses. Mais il n’était pas là, et elle ne pouvait même plus voir son visage. Elle se pencha en avant, tremblant d’un froid qui n’était pas celui de la neige. Une lourde moufle en fourrure était posée sur son épaule.

— Allez, debout. Tu vas geler ici, et ça ne changera rien. L’eau pour le thé sera bientôt chaude... Ki.

Il ne demanda pas d’explication. Il n’essaya pas de l’aider à se relever ou de la consoler. Elle entendit les couinements de ses bottes contre la neige sèche pendant qu’il retournait près du feu. Ki se leva lentement, avec l’impression que ses entrailles reprenaient d’un coup leur place en elle. Sa bouche était pleine d’amertume. Elle alla dans la cabine, alluma brièvement la petite bougie pour sortir la viande séchée et les racines racornies pour le ragoût, et pour fouiller froidement au fond du placard de Sven à la recherche de son haut-de-chausses d’hiver.

Vandien avait préparé le thé. Il lui mit une tasse fumante entre les mains et lui retira ce qu’elle portait. Il coupa la viande et les racines en dés plus petits que Ki ne le faisait. Il sentit qu’elle le regardait et remit très ostensiblement le petit couteau dans le coffre à vaisselle. Il lui adressa un petit sourire comme il savait le faire, un sourire magique à la lueur du feu. Ki ne pouvait pas y répondre. Elle sirota son thé et sentit la chaleur couler dans son corps, tout comme le bon sens revenait dans son esprit. Elle ne regarda pas Vandien pendant qu’il mettait le haut-de-chausses, mais s’affaira à remuer la soupe. Ils mangèrent rapidement dès que la viande se fut attendrie, aspirant bruyamment le liquide bouillant et se brûlant la langue.

Le bouillon consuma le goût amer dans la bouche de Ki. Son tremblement s’apaisa. Elle sentit la chaleur du feu commencer à infuser à travers ses bottes jusqu’à ses pieds. Vandien empila le reste du bois pour le feu et étendit son châle dessus, fabriquant un endroit pour s’asseoir. Ki s’approcha à son invitation, s’écroulant avec bonheur sur ce siège inconfortable. Elle ne pouvait regarder Vandien que si elle fixait son visage et pas ses vêtements. Il s’assit tranquillement à côté d’elle, à une distance confortable mais proche. Elle remarqua qu’il l’observait silencieusement. La fatigue dans son regard lui fit honte. Elle se déplaça maladroitement, retournant à la cabine pour revenir avec du pain ordinaire dur. Elle en brisa un bout pour lui et un pour elle. Elle contempla le feu qui luttait, mâchant lentement le pain dur. Maudit homme ! Que lui voulait-il, à la regarder avec ces yeux de martyr ?

— Les Sœurs, commença doucement Vandien.

— Ah ! Tu m’as promis des histoires pour cette nuit. J’avais presque oublié, s’exclama Ki d’un ton faussement léger et badin, qu’il ne releva pas.

— La beauté est rarement bienveillante, reprit Vandien, comme s’il récitait une leçon bien apprise. Et plus la beauté est grande, plus elle peut être mauvaise. Tu as vu l’impressionnante beauté des Sœurs. C’est une beauté qui va au-delà de ce qu’aucune race ne pourrait créer. Une telle chose ne peut être que naturelle. Et pourtant, elles sont remarquablement régulières, d’une symétrie parfaite. Dures, elles le sont sans conteste. Impossibles à entailler ou à entamer, si quelqu’un pouvait en éprouver le désir. Elles s’élèvent près de la piste qui franchit le col. Par temps clair, en été, elles sont bien au-dessus du chemin, si bien qu’un homme à cheval ne pourrait les toucher, même en se tenant debout sur la selle. Mais en hiver, la neige monte, et la piste l’accompagne. Quand la piste est haute, tu peux marcher sur le manteau de neige et toucher leur beauté. Mais la légende veut qu’elles n’aiment pas être touchées par quiconque, à part elles-mêmes.

Les yeux de Vandien étaient voilés et perdus dans le lointain, comme s’il franchissait le col dans sa mémoire. Il fixait le feu, et Ki aperçut son visage qui se découpait. Il avait relevé sa capuche pendant qu’il mangeait. Il avait un profil marqué. S’il avait été propre et rasé, et pas si maigre, il n’aurait pas été laid. Il détourna son regard des flammes pour le poser sur Ki et ses yeux s’animèrent, comme s’ils conservaient le feu qu’il avait contemplé. Il sembla intrigué par la façon dont elle le dévisageait. Haussant à peine les épaules, il continua :

— Je n’ai jamais touché les Sœurs. J’ai entendu des hommes se vanter de l’avoir fait, mais ce n’étaient pas des hommes que je voudrais imiter. Le baiser que les Sœurs échangent n’est que pour elles seules. Et je pense qu’elles savent se montrer jalouses. Car, en hiver, le col n’est pas sûr. Il n’y a aucune trace de violence, aucun signe de combat ou de piège. Mais des chariots, des humains et des bêtes sont retrouvés écrasés dans le col, sous l’ombre du baiser des Sœurs. Quelqu’un traverse le col au printemps et finit par retrouver les malheureux cadavres piétinés, comme s’ils avaient été pulvérisés par un mortier et un pilon. Plus la couche de neige est épaisse, plus les risques d’accident sont élevés. La neige n’a pas été aussi profonde dans le col depuis bien des années...

— Des avalanches, murmura Ki d’une voix endormie, le ronronnement de la voix rêveuse de Vandien l’ayant bercée jusqu’aux portes du sommeil. Les pauvres gens, écrasés par des blocs de neige et de glace, attendant d’être découverts quand la neige fond. Atroce. Mais au moins, ils meurent tous ensemble.

— La neige ne s’accroche jamais aux flancs des Sœurs, qu’au pic escarpé au-dessus d’elles. Année après année, cette paroi reste aussi nue qu’une lame de couteau. Aucune neige ne reste sur les Sœurs. Les falaises demeurent vierges à cet endroit, alors que leur fardeau de neige tombe sur la piste sous les Sœurs. Et cette piste peut s’avérer traîtresse, avec les sillons et les rigoles laissés par le passage des serpents-neige. Les humains et les dené ne sont pas les seuls à emprunter ce col. Nous allons y passer un sacré moment.

— Au moins, ils meurent ensemble.

Ki regardait le feu comme s’il était au bout d’un long couloir noir. Cette image réveillait des souvenirs flous et dérangeants. L’air dans son nez était glacé, mais elle-même se sentait aussi chaude que sur un grill. Les pieds chauds, le ventre chaud, le visage chaud, les doigts chauds. La chaleur infusait tranquillement en elle. Le menton de Vandien était retombé sur son torse et sa large capuche lui pendait à moitié sur le visage. Un visage étrange, tout en yeux noirs et en os. Un homme étrange...

La résine de l’une des bûches bouillonna et explosa avec un grand claquement. Ki releva la tête en sursaut.

— Vandien ! Réveille-toi ! Nous sommes idiots de nous assoupir devant un feu mourant par ce temps. Au lit, immédiatement, et en route au matin !

Vandien se redressa lentement, se frottant et se giflant le visage. Il s’approcha du feu, empilant deux bûches de plus juste au-dessus de sa flamme mourante, pour alimenter les braises pour la nuit.

— Nous chargerons le reste du bois et l’emmènerons avec nous. Demain.

— Demain, approuva Ki.

Elle se leva d’un mouvement raide et fit le tour du camp, récupérant le matériel avec le soin né d’une longue habitude.

La porte de la cabine gémit quand Ki la poussa dans ses rainures. A l’intérieur, tout était calme et froid. Elle laissa ses yeux s’accoutumer à l’obscurité. Une faible lueur rougeoyante, venant du feu, entrait par la petite fenêtre. Cela suffisait. Sur le matelas bourré de paille se trouvait l’édredon en peau de daim laineux. Elle avait donné les autres couvertures aux chevaux. Ki se pencha vers l’extérieur par la porte de la cabine. Vandien était accroupi devant le feu, l’arrangeant comme il le voulait. Son visage était pincé par le froid et les jours de privation. Les efforts de ces quelques dernières heures avaient durement pesé sur lui, bien plus que sur Ki, qui arrivait tout juste dans la neige depuis des régions plus chaudes. Elle l’étudia un moment en silence, sachant qu’il ne pouvait rien voir de son visage ou de ses yeux tandis qu’elle le regardait depuis la cabine plongée dans le noir.

— Vandien !

Il leva les yeux vers elle, et elle lui fit signe de venir. Elle rentra dans la cabine et agita la peau de daim laineux pour l’étendre sur toute la plate-forme. Elle sentit la roulotte craquer et s’incliner quand il monta sur le banc. Elle tourna les yeux et le découvrit sur le seuil, lançant un regard interrogateur.

— Essuie tes pieds avant d’entrer, le prévint-elle. La cabine est compacte et gardera l’essentiel de notre chaleur. Mieux vaut ne pas avoir de neige en train de fondre à l’intérieur.

Il eut une hésitation gênée. Il entra dans la cabine aussi prudemment que s’il s’attendait à ce que le sol s’effondre sous lui. Il se cogna la tête contre le plafond, puis se baissa pour l’éviter. Il resta immobile, regardant sans un mot autour de lui. Le mari et les enfants avaient laissé leurs empreintes dans la cabine, et Ki ne s’était pas donnée la peine de les enlever. Son visage se modifia subtilement quand ses yeux tombèrent sur la poupée de Lars et une petite paire de chaussures en cuir accrochée à une cheville au mur.

— Je m’en sortirai bien sous la roulotte. J’aurai le feu.

— Ne sois pas bête. Une fois que tu te seras endormi, tu ne te réveilleras jamais ; ni pour t’occuper du feu, ni pour rien d’autre, d’ailleurs. Secoue ton manteau et ton haut-de-chausses et accroche-les à ces chevilles.

Elle ne regarda pas pour vérifier s’il obéissait. Elle épousseta la neige de ses vêtements extérieurs et les suspendit. Elle alla près de lui pour refermer la porte de la cabine. Vandien la toisa pendant qu’elle lui coupait sa retraite. La lumière déclinante du feu faisait un petit carré sur le plafond de la cabine. Et Vandien continuait à rester maladroitement debout, au centre de l’espace bien remplie.

— Nous serons sans doute serrés si nous partageons le lit, mais la chaleur en vaut la peine.

En fait, comme Ki le savait parfaitement, la plate-forme pouvait contenir deux personnes tout à fait confortablement. Elle attendit que Vandien fasse une de ses remarques acerbes. Mais il ne le fit pas.

— Je pourrais dormir sur le sol ici, proposa-t-il. Si je me roule dans le manteau, je serai tout à fait bien.

Ki passa à côté de lui sans un mot pour grimper sur la plate-forme et se glisser sous l’édredon en daim laineux. Elle s’installa, sentant le matelas glacé se refermer autour de son corps. Il était plus froid qu’elle ne l’avait prévu.

— Tu ferais mieux de prendre les deux manteaux avec toi, dit-elle sans se laisser perturber. Nous en aurons besoin pour être à l’aise.

Elle le regarda dans la pénombre quand il décrocha les deux manteaux des chevilles. Il les secoua et les posa sur Ki et l’édredon en daim. Avec des mouvements pleins de précautions, il se hissa au bord du lit et se faufila sous les peaux. Il s’allongea sur le dos, de façon à être tourné un peu dos à elle. La courbe de son épaule n’était qu’à une demi-main de celle de Ki. La plate-forme n’avait pas été conçue pour préserver l’intimité. Ki sentait sa chaleur irradier dans cet espace restreint et la toucher, comme avec familiarité. Elle aurait voulu à la fois la repousser et, malgré elle, la garder. Elle entendit les petits bruits qu’il fit en s’installant : le craquement d’une rotule, une légère toux pour éclaircir la gorge, le crissement de la paille quand il enfouit son corps à l’intérieur. Son souffle se fit plus régulier dans le silence. Elle l’écouta dans les ténèbres pendant qu’elle-même demeurait immobile et silencieuse.

— Dors bien.

Sa voix la surprit, si près d’elle, à un moment où elle ne s’y attendait pas. Elle tressaillit, puis tenta de faire comme si elle cherchait une position pour dormir.

— Nous partirons aux premières heures, répondit-elle, ne voulant pas laisser sa remarque suspendue dans le silence.

— Oui.

Ki resta allongée, fixant l’obscurité, pendant que Vandien observait le mur de la cabine. Aucun ne voulait être le premier à s’endormir. Ki entendait à peine les craquements du feu à l’extérieur de la roulotte. Un des chevaux frappa le sol du sabot et s’agita. Le lit commençait à lui donner chaud. Presque assez chaud pour dormir confortablement. Elle laissa ses jambes s’étendre et se décontracter. L’obscurité lui appuyait sur les yeux. Elle les ferma pour s’en débarrasser.

Elle ne se rendit compte qu’elle avait dormi que quand elle ouvrit les yeux, plus tard, dans le noir. Elle n’était pas certaine de ce qui l’avait réveillée. Elle resta sans bouger, écoutant le calme profond à la recherche d’un son qui aurait pu la déranger. Tant qu’elle restait immobile, elle avait chaud. Elle savait qu’un mouvement pourrait créer une petite ouverture dans ses couvertures et laisser entrer l’air froid.

Progressivement, elle prit conscience de la présence de Vandien. En dormant, ils avaient bougé, s’orientant chacun vers la chaleur de l’autre. Vandien s’était tourné face à elle, son corps plié vers elle. Sa tête était penchée vers l’avant et était lourdement posée sur son épaule. C’était le chatouillement de ses longues boucles noires contre son visage qui l’avait réveillée. Elle sentit ses odeurs, l’âcreté de sa sueur, le doux parfum de fougère de sa chevelure, comme des herbes écrasées  – si différentes de la blondeur de son mari et de son odeur de cuir et d’huile. Mais le poids de Vandien qui s’appuyait sur elle le ramena dans SA réalité. Il faisait de Vandien une personne réelle, complète, et pas une de ces ombres qu’elle avait fréquentées depuis si longtemps. Il pesait solidement contre elle, s’immisçant dans le monde clos qu’elle avait protégé. Ce monde se tordit autour d’elle et Vandien, endormi là à ses côtés, respirant si lentement, était la réalité... Alors que Sven devenait l’être fantomatique qui l’appelait vers un autre monde. Son esprit luttait contre les images qui l’embrouillaient.

Révoltée, elle ferma les yeux et s’isola de la proximité de Vandien. Sven était à elle. Elle n’oublierait pas Sven et ses enfants. Elle ne les laisserait jamais partir. Elle fouilla son esprit à tâtons pour trouver leur image, mais ce fut Lars qui apparut. Lars, le frère de Sven, levant les yeux vers Ki alors qu’elle était perchée dans les branches du vieux pommier tordu...

— Je savais que je te trouverais ici, dit Lars.

— Va-t’en, s’il te plaît, implora doucement Ki.

Le rituel de la nuit précédente l’avait vidée de ses forces. Quand elle s’était enfin réveillée, la journée était déjà bien avancée. Elle avait mis ses vêtements poussiéreux, se sentant en colère et déplacée. Ici, il n’y avait aucun moyen de s’isoler pour faire une toilette tranquille dans un torrent, ou prendre une tasse de thé seule avant d’entamer la journée. Ici, elle devait s’habiller avec des habits sales et affronter une pièce pleine de gens avant de pouvoir seulement se laver. Sa tête lui faisait atrocement mal et ses oreilles bourdonnaient toujours.

Armée de sa colère, elle était entrée dans la salle commune. Elle était vide. La table en bois de Cora, nettoyée de toutes les traces du festin consternant de la nuit dernière, était à sa place habituelle contre le mur. La cheminée était froide et vide. La nuit dernière aurait tout aussi bien pu n’avoir jamais eu lieu.

Ki avait été libre d’aller à sa roulotte et de se changer pour mettre sa chemise marron propre. Elle avait cherché son attelage et l’avait trouvé en train de paître placidement dans le pré. Elle avait traversé le pré et franchi une fine ceinture d’arbres, jusqu’aux pommiers et à la prairie en face de la route. Elle s’était assise dans l’arbre, prenant soin de garder son esprit aussi vide que la route qu’elle scrutait. Maintenant, il y avait Lars, qui ramenait tout à la surface.

— Je ne peux pas simplement m’en aller, Ki. J’aimerais pouvoir. Le moment est venu de se dire quelques mots, en tout cas.

— Quelques mots sur quoi ? demanda Ki, en colère. Je ne comprends même pas ce qui s’est passé cette nuit, mais d’une façon ou d’une autre, tout le monde m’en tient pour responsable. Peut-être que tu peux commencer par ça, par m’expliquer ça...

— Peut-être que je devrais, oui, concéda Lars avec lassitude.

Il resta debout, les bras croisés, pendant que Ki se laissait tomber de l’arbre. Un peu embarrassé, il s’assit sur l’herbe. Ki l’imita de mauvais gré.

— Ce qui s’est passé la nuit dernière n’était pas de ta faute. Dans un sens, ce n’était la faute de personne. Tu n’es pas l’une des nôtres  – je ne dis pas ça méchamment. Mais tu n’as pas été élevée selon nos coutumes, et tu n’as jamais choisi de les apprendre. Le rite de Relâchement  – est-ce que Sven t’en a jamais parlé ?

Ki secoua la tête.

— Nous avions nos esprits tournés vers la vie, pas vers la mort. C’est révoltant que Sven soit mort. Obscène !

Lars acquiesça.

— Ça l’est. Et tu nous as montré cette obscénité, dans les moindres détails.

— Et qu’aurais-je dû vous montrer ? demanda amèrement Ki. Tu m’avais rabâché qu’il fallait que je partage ma peine. Maintenant que tu y as goûté, tu t’en détournes ?

— Tu ne comprends pas.

Lars appuya la paume de ses mains contre ses tempes, puis força ses mains à se replier et à reposer calmement sur ses genoux.

— Une femme élevée dans notre tradition nous aurait montré son mari et ses enfants s’éloignant sur le cheval. Elle nous aurait montré, comme tu l’as fait, leur beauté débridée quand ils sont partis, cheveux au vent, l’écho de leur rire retentissant derrière eux pendant qu’ils montaient la colline au galop. C’est notre coutume dans le cas d’une mort violente : ne pas la révéler dans toute son atrocité. Et elle aurait gardé un gobelet, pour finir, à notre intention... Un verre de guérison, de relâchement. Avec le dernier verre, elle nous aurait offert, en cadeau, un souvenir d’eux qu’elle chérissait. Un instant, peut-être, du sommeil d’un enfant au coin du feu. Quand mon père est mort, le cadeau que ma mère nous a donné fut une image de lui encore jeune, les muscles découverts, pendant qu’il installait les premières poutres du toit de notre maison. C’est un cadeau que j’aime toujours tendrement, une vision de mon père tel que je ne l’aurais jamais vu, sinon. Voilà pourquoi nous appelons cela le rite de Relâchement. Nous les lâchons pour qu’ils partent. Nous libérons nos morts et au lieu de lamentations, nous offrons à nos amis un doux moment de notre bonheur avec celui qui est parti.

Lars se tut. Ki baissa les yeux, confuse. Elle souffla d’une voix voilée :

— Je suppose que cela en ferait une chose merveilleuse, de votre rite. Mais on ne me l’a jamais expliqué. Tout ce que tu m’as dit est que je devais partager sa mort avec vous. Est-ce que tu t’étonnes qu’il m’ait fallu tant de temps avant de venir vous trouver ? Je vais être franche. Sans le serment que j’ai fait à Sven lors de notre pacte, j’aurais laissé mon chemin me porter loin d’ici.

— Je sais, répondit Lars gentiment. Si c’était tout ce qu’il y avait, Ki, nous pourrions tous pardonner.

Il arracha un long brin d’herbe et le roula pensivement entre ses doigts. Le vent caressait ses cheveux avec des mains légères et appuyait doucement sa chemise contre son torse.

— Mère est la plus affectée. C’est elle la plus dévote de la famille, la plus proche des anciens rituels. Les ablutions et les prieurs que nous autres évitons ou oublions, elle les respecte toujours scrupuleusement. Les doctrines que nous avons écartées comme des superstitions, elle s’y accroche. C’est la raison pour laquelle c’est pire pour elle. Tu as tendu un miroir bien cruel à sa foi, Ki. Tu es un esprit fort, plus fort qu’elle. Quand elle a essayé de te détourner gentiment, d’éloigner ton esprit de cette longue colline, tu t’es battue contre elle et tu nous as fait rester là. Certains ont eu l’impression, la nuit dernière, que c’était délibéré, que tu voulais nous forcer à voir les harpies comme tu les vois. Avec haine, dégoût, peur. Quand nous partageons la liqueur du rite, nous devons ressentir ce que tu ressens. Tu nous as tout montré, dans un affreux mélange, tantôt révélé, tantôt dissimulé, mais tout avec la teinte de tes émotions. Il a fallu toute la force de Cora pour nous faire revenir. Tu l’as exténuée. Elle reste encore au lit, à bout de forces. Et Rufus, continua-t-il, les yeux fixés sur le sol. Rufus le ressent non pas comme un blasphème, mais comme une honte, une tache sur l’honneur de la famille. Eux deux sont ceux qui l’ont pris le plus durement. Mais aucun d’entre nous ne s’en remettra jamais complètement.

Lars s’agita, mal à l’aise, et commença à se lever. Ki tendit une main pour le retenir. Il la dévisagea, intrigué.

— Je n’avais aucunement l’intention que vous assistiez à tout. Je t’ai laissé croire que le cheval les avait tués, la nuit dernière, quand nous avons parlé sur la roulotte. Je ne connaissais rien de cette boisson que vous servez, de cet étrange partage, comme vous l’appelez. Je n’ai jamais eu l’intention de vous révéler que les harpies étaient responsables.

— Nous, qui connaissons les harpies, aurions pu affronter cela, si tu nous l’avais dit. Nous n’aurions pas demandé à le voir, à remuer le couteau dans ta plaie. Tu te méfies trop de nous, Ki, tu ne plies jamais et tu ne nous fais jamais confiance pour comprendre. On croirait presque que tu doutes de l’amour que nous te portons.

Ki baissa la tête devant ses reproches. Devait-elle nier la part de vérité de ses paroles ? Elle avait désiré Sven. Elle l’avait poursuivi de toutes les façons que dix-sept ans de vie en roulotte lui avaient apprises. Si Aethan, son père, avait toujours été en vie, peut-être qu’il aurait pu la dissuader de son projet. Mais Ki avait désiré Sven. Pour l’avoir, elle avait dû prendre aussi sa famille, avec tous ces étranges liens de parenté qui l’enfermaient. Cette culture était doublement étrange pour Ki, puisqu’elle n’avait jamais connu d’autre famille qu’Aethan, ni d’autre coutume que celles des Romni, auxquelles Aethan se conformait sporadiquement. Et une fois qu’elle avait eu Sven, elle s’était tenue à l’écart. Elle avait emmené Sven avec elle, dans son mode de vie. Et maintenant, à cause de sa distance, de son ignorance, elle les avait tous blessés.

Lars interpréta son silence et ses yeux baissés comme un congé. Une fois de plus, il commença à se lever. Ki souhaitait pouvoir le laisser aller. Sa tête lui donnait l’impression qu’une corde d’arc avait été tendue entre ses tempes. Elle était tendue, de plus en plus, et vrombissait tout le temps. Ki aspirait au sommeil et au silence. Mais elle devait tout savoir. Elle attrapa la large manche, le forçant à se rasseoir près d’elle. Elle l’obligea à la regarder dans les yeux.

— Ne t’arrête pas, Lars. Si tu penses que tu m’as tout expliqué, je crois, moi, que ce n’est pas le cas. Tu m’as dit comment j’ai gâché votre rite la nuit dernière. J’ai honte des blessures que je vous ai causées, même sans le vouloir. Mais comment ai-je blasphémé contre votre religion ? Tu dis que vous savez tous ce que sont les harpies. La façon dont elles tuent, et leur manière de se nourrir. Je ne voulais pas vous montrer ça. La confusion dans les images dont tu parles... Crois-moi, Lars, j’essayais de nous éloigner tous du souvenir. Est-ce que tu crois que je revivrais volontairement cela, pour quelque rite que ce soit ?

Au bout d’un instant, Lars commença à secouer lentement la tête.

— Je suppose que non. Je peux croire que tu plaides l’ignorance. Sven était presque un proscrit parmi nous, à cause de sa façon de faire fi de nos croyances. Je vois qu’il les avait complètement reniées quand il est parti avec toi. Elles avaient déjà suffisamment peu d’importance pour lui quand il était là. Il n’a jamais rendu hommage ni payé de tribut aux harpies, même pas après la mort de mon père. Mère a ressenti cela très profondément.

Des étincelles s’allumèrent dans les yeux de Ki à la mention du tribut. Mais elle fit quand même « non » de la tête à Lars.

— Tu dois continuer. Commence comme si tu devais expliquer vos croyances à un enfant. Je commence à sentir des influences que je n’avais pas imaginées. Je porte le poids énorme du pressentiment que ce que j’ai fait cette nuit était trop odieux pour être exprimé. Parle-moi comme si on ne m’avait jamais rien expliqué de votre religion. Tu ne seras pas très loin de la vérité.

— Il y a pire, gémit Lars. Ce que beaucoup ont vu comme de la méchanceté était en réalité le fruit d’une complète ignorance. Si seulement on pouvait tout reprendre...

— On ne peut pas, répliqua impatiemment Ki. On ne pourra jamais défaire cela. Alors, au moins, explique-moi toute l’étendue de ce que j’ai fait.

Lars passa sa grande main sur sa figure. Quand le bout de ses doigts effleura son menton, le soleil brilla sur le duvet naissant de son visage. Sa barbe serait comme celle de Sven  – arrivée tardivement et soyeuse contre le visage d’une femme. Lars croisa le regard de Ki et prit brusquement la parole :

— Dans des temps oubliés, cet endroit ne s’appelait pas Gué de Harpe. Le nom s’est érodé ainsi au fil du temps. C’était Gué de Harpie, le seul endroit pour traverser la rivière sur plusieurs milles dans chaque direction ; il n’y avait pas de pont, à l’époque. Les harpies savaient cela aussi bien que les humains. Cela facilitait leur chasse. Tu as vu les plates-formes montées sur pilotis au-dessus de la rivière, près du gué ? Les gens qui voulaient traverser la rivière en toute quiétude laissaient des animaux morts en offrande à cet endroit, pour acheter le fait que les harpies n’approchent pas leurs enfants. Leurs familles et eux pouvaient traverser en paix pendant que les harpies se nourrissaient. Il n’y aurait pas de battements d’ailes soudains, pas de hurlements d’enfants s’élevant au-dessus du son de l’eau qui coule...

Lars se tut. Il se frotta les yeux d’un geste fatigué.

— Voilà, Ki, tu vois comment tes visions m’ont contaminé ? Avant la nuit dernière, jamais je n’aurais parlé des harpies de la sorte. Mais c’est comme ça que tout a commencé. Du moins c’est ce qu’on dit.

« Puis le temps passe, et les coutumes simples deviennent plus sophistiquées. Les harpies attendaient parfois sur les plates-formes quand les gens arrivaient ici pour laisser leur tribut. Ils ont commencé à parler ensemble. Mon peuple a commencé à découvrir les talents particuliers des harpies. C’est devenu une religion. Je sais que tu n’y crois pas, Ki, mais elles sont des êtres supérieurs à nous. Tu vois leur cruauté et tu crois qu’elle les avilit. Mais ce n’est pas cruel pour un homme d’abattre sa génisse, ni pour une harpie de prendre un homme. C’est dans l’ordre des choses.

Ki bondit sur ses pieds, mais tout aussi rapidement, Lars lança une main pour la saisir. Il lui tint le poignet, fermement mais sans serrer. En insistant doucement, il tira pour la ramener au sol à côté de lui. Elle ne trouvait aucune parole, mais il déchiffrait tout dans le tremblement de sa bouche et son souffle emballé.

Ne sois pas en colère, Ki. Tu aimerais me frapper pour ce que je viens de dire, ou, faute de mieux, t’enfuir pour ne pas entendre. Garde ceci à l’esprit : Sven était mon frère et pas seulement ton mari. Et pourtant, je dois te dire ces choses. Nous donnons des tributs aux harpies sous forme de viande. En échange, nous recevons... bien des choses. Le breuvage de la nuit dernière est une sécrétion qu’elles fournissent. Il établit un lien entre humains, et renforce celui qui existe entre les humains et les harpies.

Ki détourna la tête pour ne pas le regarder. Son ventre se noua de dégoût. Elle tordit un peu son poignet et Lars le libéra. Mais il poursuivit, stoïquement :

— Après un décès, surtout après un rite de Relâchement réussi, elles nous laissent... C’est tellement difficile à expliquer à quelqu’un qui n’en a pas fait l’expérience. Je vais formuler ça de façon plus personnelle. Si j’emmenais un agneau sur la plate-forme et que je lui tranchais la gorge, une harpie viendrait. Et pendant qu’elle se nourrirait, je pourrais passer un moment avec mon père. Nous pourrions discuter ensemble, je pourrais lui demander des conseils, ou parler des moments qu’on a passés ensemble. La harpie ouvrirait pour moi la porte entre les mondes. Ou elle l’aurait fait, jusqu’à la nuit dernière.

Ki eut un vague pressentiment.

Tu nous as coupés des harpies, la nuit dernière, Ki. Chaque personne présente, de ce vieil homme, un arrière-grand-oncle, jusqu’à cette petite fille, une lointaine cousine. Tu ne nous as donné aucun souvenir utile de Sven ou des enfants. Nous n’avons aucun moyen de les rappeler à nous quand nous irons voir les harpies. Ils sont perdus pour nous, vraiment morts. Ma mère ne reverra jamais son fils cadet. Je ne reverrai jamais mon frère... Mort. Maintenant, nous savons ce que les autres gens veulent dire par ce mot. C’est une connaissance sans laquelle nous étions heureux.

— Et ? insista Ki, après un silence qui se prolongeait.

Lars la regarda avec des yeux pleins d’angoisse.

— Je déteste d’avoir à te dire cela. Rufus voulait venir, mais je l’ai arrêté. Car si tu dois être condamnée de la sorte, je serai celui qui le fera. J’essaie de choisir mes paroles gentiment, de te soulager de leur poids. Mais c’est un coup atroce que tu nous as porté la nuit dernière, et à présent, tu dois regarder la blessure.

« Quand je dis que tu nous as coupés des harpies, je veux dire que nous devons maintenant affronter une période de solitude. Aucun de nous ne peut les voir du tout, pendant un moment, jusqu’à ce que la méditation et l’expiation aient purgé nos âmes des émotions que tu y as mises. Pour certains d’entre nous, cela prendra du temps. D’autres, comme la petite fille, j’espère, oublieront vite et seront guéris. Mais jusqu’à ce que je puisse être certain que j’ai lavé mon esprit de tes sentiments, je ne pourrai pas aller auprès des harpies pour voir mon père ou mes grands-parents. L’horreur, le dégoût et la haine envers ce que font les harpies : ces choses me couperaient de ces entretiens. Moi, peut-être, je pourrais vivre avec ça. Comme Rufus et quelques autres. Mais ma mère, c’est une autre affaire. Personne ne sait avec quelle régularité elle va faire un sacrifice pour voir mon père. Cela entame les troupeaux de moutons, et souvent, je vois la colère dans les yeux de Rufus quand il découvre que la meilleure brebis ou l’agneau le plus gras a disparu. Mais nous ne disons rien. Mère est âgée, et les vieux s’accrochent encore plus fermement aux rituels. Tu peux imaginer ce que tu lui as fait. Pour la première fois depuis la mort de mon père, il est vraiment mort pour elle. Disparu. Elle ne peut plus le rappeler, ne peut plus se reposer sur sa force. Les émotions que tu as mises en nous envers les harpies nous coupent de cette magie. La nuit dernière, certains ont dit, dans le feu de la colère, que tu avais tué de nouveau tous nos morts. Que parce que Sven et les enfants sont morts pour toi, tu as rendu tous nos défunts morts pour nous.

Ki leva la tête avec lassitude. Il n’y avait aucune trace de larme sur son visage. Tout son chagrin était contenu dans ses yeux. Lars comprit qu’aucune quantité de larmes ne pourrait jamais laver toute la détresse qu’il voyait là.

— Est-ce tout ce que tu as à me dire ? demanda Ki d’une voix morne. Ai-je pu vous blesser encore plus, tout ça involontairement ?

— Le rite de Relâchement, prononça lentement Lars, comme si les mots collaient à sa langue réticente. Mère y attache une grande importance. Grâce au rite, les âmes des défunts sont libérées pour gagner un paradis, un monde d’un niveau supérieur. Les âmes non relâchées doivent errer dans ce monde, sans refuge, et seules, dans le froid et les pleurs. La nuit dernière, elle a pleuré longtemps pour Sven et les petits, condamnés à tant de solitude et de peur.

— Rien ne pourra réparer cela, constata Ki.

— La guérison sera très lente, admit Lars. Tu nous as fait terriblement mal.

Il prit sa main, essayant d’atténuer la douleur provoquée par ses paroles.

— Pas de guérison, répéta Ki. Une blessure comme celle-ci laisse une cicatrice longtemps après s’être refermée.

Doucement, elle retira sa main de la sienne.

— Je crois qu’il vaut mieux que je parte. Ne crois pas que je sois lâche, Lars. Si rester pour présenter des excuses pouvait améliorer la situation, je le ferais. Mais en restant là, je serais une honte pour Rufus, un supplice pour ta mère. Je crois que je vais reprendre mon chemin et vous laisser trouver votre propre guérison.

Lars baissa rapidement les yeux. Il porta sa main devant sa bouche et dit à voix basse :

— Je pensais que tu pourrais voir les choses ainsi. Rufus ne sera pas content, et ma mère non plus. Ils se préoccupent beaucoup des apparences. De mon côté, je me soucie de choses plus graves. Mon peuple, Ki... Ils n’ont pas l’habitude d’être malmenés par des étrangers. On leur a causé du tort. Ils voudront se venger. Ils chercheront un bouc émissaire, quelqu’un sur qui concentrer leur colère, pour supporter l’essentiel du mécontentement des harpies. Et les harpies seront mécontentes. Tant que nous n’oserons pas aller les voir avec des tributs, elles ne se nourriront pas aussi bien. Nous sommes une des plus grandes familles de la vallée et de loin une des plus généreuses avec les êtres ailés. Notre tribut leur manquera. Je souhaiterais que tu puisses rester, Ki. J’aimerais que tu vives ici parmi nous, en paix. Mais qui pourrait le promettre ? Mon esprit essaie d’ignorer les cris de mon cœur. Il me dit que tu dois partir, cette nuit, en secret. Ne parle à personne de tes plans. Voyage vite, va à Carroine. Les routes qui y conduisent sont plates et larges : tu y arriveras rapidement. Ne t’arrête sous aucun prétexte. Laisse-moi m’occuper de réapprovisionner ta roulotte. Je le ferai aujourd’hui, discrètement. Trop d’yeux seront braqués sur toi. N’en parle à personne : ni à Rufus, ni à Cora !

Lars se leva lentement. Ki resta assise, son cœur battant à un rythme lent et douloureux. Son esprit tourbillonnait. Elle ne voulait pas partir en catimini, s’échapper en douce comme une enfant honteuse. Elle voulait se racheter à leurs yeux, leur faire voir qu’elle ne leur avait voulu aucun mal.

— N’en parle à personne ! lui recommanda Lars, encore une fois. Cora essaierait de te faire rester, sans penser elle-même aux dangers possibles. Elle ferait passer son hospitalité envers sa belle-fille avant sa propre sécurité. Il y a beaucoup de gens qui n’ont pas approuvé quand Sven s’est uni à toi. Ils vont jaser longuement, aujourd’hui.

Puis Lars la laissa, s’éloignant à grandes enjambées, abandonnant Ki à une impression prémonitoire et glacée de danger.